En gastronomie, c’est souvent madame qui tient boutique pendant que monsieur fait le tour des tables et décroche les étoiles. Chez les Pic, c’est l’inverse. Pour comprendre la réussite d’Anne-Sophie Pic, la cheffe la plus étoilée au monde – huit au nombre – il faut aussi regarder derrière elle. Pardon, auprès d’elle. « Je ne suis pas derrière, mais à côté », rétablit en effet David Sinapian avec un discret sourire.
C’est vrai. A ses côtés, il l’est depuis leur jeunesse : d’abord amis en prépa à Lyon puis à l’ISG, une école de commerce parisienne, avant – de rapprochements en rapprochements – de se fiancer, puis de devenir époux. A côté, il l’est aussi commecheville ouvrière dès l’origine du groupe Pic, une belle et grosse PME de 450 personnes pour 30 millions d’euros de chiffre d’affaires, dont il est le PDG.
Au menu : le restaurant trois étoiles Anne-Sophie Pic et l’hôtel Maison Pic à Valence, le deux-étoiles Anne-Sophie Pic Lausanne, les Dame de Pic de Paris (une étoile), de Londres (deux étoiles) et de Singapour, les Daily Pic (vente à emporter et livraison) de Valence et à la Défense, le restaurant André, qui vient d’ouvrir, sans compter l’école de cuisine Scook, l’épicerie fine à Valence…
Petit-fils de coiffeurs arméniens
Entre la cheffe et le PDG, les rôles sont bien distribués : à elle – qui se destinait au marketing plutôt qu’à la cuisine – la création et l’identité culinaires, à lui – qui se voyait pilote de chasse, mais a bifurqué, faute d’être assez bon en maths, vers la finance – le développement et la conduite des affaires.
Attablé à la Dame de Pic à Paris, rue du Louvre, et plus familier du « elle » et du « on » que du « je », David Sinapian narre volontiers l’histoire de ces deux inséparables, a priori peu faits pour se rencontrer. Celle du fils et petit-fils de coiffeurs arméniens – honorés avec une barbe à la coupe impeccable – qui passait jeune homme en bus devant ce « mythe inaccessible, la maison Pic ». Et celle, de l’autre côté de la ville, de l’héritière d’une lignée réputée de restaurateurs valentinois née en 1889 avec la tour Eiffel.
Le chemin n’a pas toujours été jonché de roses. En 1992, le décès imprévisible de Jacques Pic, le père triplement étoilé d’Anne-Sophie, rebat douloureusement les cartes. Le fils de famille fait tourner le restaurant, mais le succès n’est plus au rendez-vous, l’établissement perd sa troisième étoile en 1995 et, avec elle, la moitié de son chiffre d’affaires ! La deuxième étoile est même en sursis.
La course aux étoiles
Anne-Sophie, autodidacte, entre en cuisine en 1997, apportant ses idées, ses saveurs… Quand la succession familiale est enfin réglée, le projet entrepreneurial du couple peut démarrer avec l’adjonction d’un hôtel et d’un bistro, avant de s’étendre progressivement hors de Valence. « C’est moi qui ai poussé Anne-Sophie à dire banco, à reprendre l’affaire. J’avais confiance dans son talent, et j’ai toujours pensé que Pic était une très belle marque, qu’il fallait imaginer demain en ouvrant l’offre. J’en avais parlé avec mon beau-père dès 1992 », explique David Sinapian.
A l’époque, peu de monde – y compris à Valence ! – ne croit à ces deux « aventuriers » si peu légitimes, une cuisinière sans diplôme qui n’a que son nom pour palmarès et un jeune mari sans expérience de patron. Erreur ! Car dès lors, pierre après pierre, patiemment, le groupe se construit.
Libérée de l’administratif, de la gestion, du management et du développement par son époux, la cheffe – « travailleuse acharnée et créatrice », comme la décrit le PDG – laisse exploser son talent et reconquiert la troisième étoile en 2007. Lui se révèle, s’épanouit dans son rôle. Les projets continuent : une nouvelle Dame de Pic va ouvrir en décembre au Four Seasons de Megève, le modèle des Daily Pic a vocation à faire des petits, et le couple « réfléchit à un nouveau pilier autour du green ».
A 50 ans, l’âge de la maturité, David Sinapian, féru d’art urbain, est aujourd’hui un chef d’entreprise respecté et reconnu par la profession. Elu président de l’association Les Grandes Tables du monde, présente dans 25 pays, en 2014, il a été réélu il y a quelques semaines… Le pilote de chasse n’a pas raté sa cible.