Le marché de l’emploi digital, et particulièrement celui de ses professions les plus demandées, se distinguait jusqu’alors par son dynamisme exacerbé,
voire excessif
. Ses professionnels compétents et expérimentés, recrutés à grands frais, ont toujours été choyés par les organisations. Lorsqu’on sait qu’un candidat embauché reste rarement plus de deux ans dans la même entreprise, tant la demande est forte, il est facile de comprendre ce qui se passe aujourd’hui : pour les candidats, c’est la fin de l’euphorie.
Avant la crise sanitaire mondiale que nous traversons, quantité de professionnels venaient juste en effet de changer de job. Une grande majorité d’entre eux, encore en période d’essai,
se voit aujourd’hui remerciés
– ou bien est en passe de l’être. L’arrêt quasi total de l’activité rebat les cartes avec brutalité : ruptures de contrats pour les deniers entrants ou gel des recrutements amorcés. Parallèlement, les indépendants et free-lances du digital – notamment des prestataires hautement spécialisés ayant renoncé au salariat, jugé moins avantageux et plus contraignant – assistent à l’annulation ou bien au report sine die des projets auxquels ils sont associés. Comme tant d’autres, ils sont privés de ressources et se retrouvent face à une incertitude totale. Dans ce milieu, l’épreuve est inédite.
Frilosité nouvelle
Certains recrutements indispensables se poursuivent néanmoins, avec une conséquence positive au confinement imposé : jamais les contacts avec les talents n’auront été d’aussi grande qualité ! Le home office
a radicalement transformé des échanges
auparavant brefs et tendus – difficulté à s’isoler au téléphone dans un open space, crainte d’être entendu par des collègues. On peut aujourd’hui s’entretenir plus d’une heure au téléphone avec un candidat, ou même pratiquer la visio – du jamais vécu jusqu’à présent. Autre changement tout aussi notable : les comportements assurés des profils les plus courtisés – les « divas » – ont été remplacés par des frilosités réflexes : « Ce n’est pas le moment de changer de job ». Enfin, des professionnels indépendants confrontés à la perspective d’un manque de financements privés s’intéressent à nouveau aux postes salariés qu’ils auraient négligés, il y a encore un mois. Le CDI ringardisé retrouverait-il grâce aux yeux des plus critiques d’entre eux ? Le marché des talents en sera-t-il affecté durablement ?
Les professionnels du digital vivent aujourd’hui un bouleversement qui reflète, mais avec une ampleur inouïe,
ce dont on leur parle depuis des années
et ce à quoi on les souhaite préparés. Ils sont en effet recrutés pour leur capacité à évoluer dans l’incertitude : on les incite à privilégier la rupture des modèles dominants au maintien de l’existant ; ils doivent considérer les mutations comme porteuses d’opportunités plutôt que de risques. D’une certaine façon, on peut les penser « mieux » formés pour garder la tête froide face aux changements brutaux.
Néanmoins pourra-t-on encore leur demander de prendre tous les risques quand le cycle de vie de leurs professions ne cesse de se raccourcir ? À n’en pas douter, la reprise de l’activité s’accompagnera de questionnements nouveaux chez les candidats, car ce sont soudainement toutes les professions digitales qui découvrent à leur tour qu’elles peuvent connaître la fragilité.
Emmanuel Stanislas est le fondateur de Clémentine, cabinet de recrutement du digital et de l’IT.