Il est difficile, pour ne pas dire impossible,
en cette période de crise unique et inédite
, de ne pas se poser la question de l’« après ». Choc massif sur l’offre et choc massif sur la demande, qui ont plongé nos économies dans une léthargie profonde et un coma inquiétant, la crise du Covid-19, crise de l’économie réelle – pour une fois, les financiers ne sont pas responsables ! – a provoqué
un plongeon sans précédent
, par son ampleur autant que par sa brutalité et sa rapidité, des finances publiques, fait jaillir des chiffres ahurissants, où les centaines de milliards de dollars ou d’euros sont devenues la norme, et généré, pour l’avenir, beaucoup plus de questions angoissantes que de réponses apaisantes.
Les grandes inconnues demeurent bien évidemment, et avant tout, la durée de la crise, avec l’apparition potentielle
d’une deuxième vague
, voire d’une troisième, avant que traitement et vaccin n’apportent soulagement et fin du cauchemar. La réaction des consommateurs – frénésie de consommation pour compenser les frustrations accumulées pendant les longues semaines de confinement, ou épargne de précaution et changements profonds et durables des comportements et des modes de consommation – reste problématique. Tout comme la réponse des marchés financiers,
qui n’ont visiblement pas encore intégré complètement l’ampleur des dégâts
et la complexité des remèdes. Optimisme inconsidéré des investisseurs et irréalisme des scénarios de reprise ? Ou croyance raisonnée en la pertinence et l’efficacité des politiques monétaires, et affirmation de la capacité de la finance à relever les gigantesques défis lancés par la crise ? Enfin, l’ampleur des réponses sociales à ce séisme générateur de chômage, de misère, voire de famine, en particulier dans les économies en voie de développement, est prévisible, même si elle demeure très difficile à évaluer.
Retour à la maison
Ceux qui croient et prétendent
que la crise ne changera rien se trompent
, tout comme se trompent ceux qui croient et affirment
qu’elle changera tout
. Quelles tendances peut-on déceler, au niveau des entreprises, sans bien évidemment prétendre à une quelconque exhaustivité, pour le moyen et long terme, le court terme étant essentiellement monopolisé par les exigences bilancielles et les urgences de liquidités ? A l’évidence devrait se dessiner une remise en cause d’une certaine division internationale du travail et
l’avènement progressif d’un « retour à la maison »
, en particulier pour les produits stratégiques, ceux dont la crise nous a fait comprendre qu’ils engendraient une dépendance insupportable et une vulnérabilité dangereuse. Cette forme de relocalisation aura un coût conséquent, qu’il nous faudra prévoir et provisionner.
Le développement et l’accélération de la digitalisation, cette évolution vers le capitalisme numérique décrite par Daniel Cohen, sont inévitables. La crise a largement montré combien la connectivité numérique permettait
d’assurer la continuité des opérations et des activités économiques
. Gain de temps, très certainement, face à la contrainte de faire vite, et sans doute gain d’argent du fait d’un recours plus réduit aux consultants et autres spécialistes. Les robots et les drones n’étant pas contagieux, nous devrions assister à une accélération notoire du boom de l’automation, déjà largement entamé avant la crise.
Série de questionnements
Ce développement des processus automatisés et sans contact, tant au niveau des activités de production qu’à celles liées à la distribution, ne se fera pas sans un impact majeur sur l’emploi, à un moment où, précisément, ce paramètre économique et social sera particulièrement sensible, pour ne pas dire explosif. La réallocation sectorielle des effectifs sur le marché du travail générée par les difficultés de certaines activités offrira sans doute des possibilités accrues de recrutement de talents managériaux aux secteurs qui bénéficieront de la crise, tels que la santé, la logistique, l’e-commerce, la cybersécurité, l’éducation, pour n’en citer que quelques-uns, mais laissera sur le carreau des cortèges de travailleurs sans grande qualification. Enfin, il faudra s’accoutumer à vivre dans un monde de plus en plus régulé, de plus en plus contrôlé
et donc de plus en plus liberticide
, ce retour en force des régulations étant à l’évidence facilité par les développements inéluctables de la technologie.
S’ajouteront toute une série de questionnements sur la société dans son ensemble : société d’entraide et de solidarité ou société de défiance et dénonciation ? Résurgence brutale des égoïsmes et des pulsions nationalistes ou resserrement des liens régionaux et avènement d’unions géographiques renforcées ? Lente agonie de la démocratie représentative ou sursaut de nos institutions et de nos valeurs républicaines ? En tout état de cause, l’avenir ne sera certainement pas ce « fantôme aux mains vides qui promet et qui n’a rien ! » que Victor Hugo évoque dans « Les Voix intérieures ».
Marc Bertonèche est professeur des universités et enseignant à Oxford, HEC et au Collège des ingénieurs.